
Par Valérie A.G. VENTUREYRA, Ph D
« Tout ce que vous avez est le présent. Ne perdez pas de temps à pleurer à propos d’hier ni à rêver à demain. La nostalgie est fatigante et destructrice, et est le vice de l’expatrié. Il faut s’enraciner, comme si c’était pour toujours. Il faut cultiver le sentiment de permanence.” (Isabel Allende, auteure chilienne, « De amor y de sombra »)
Nous habitons dans des pays qui de par leur prospérité économique, et leur rayonnement culturel centenaire, attirent des migrants en tout type : réfugiés, travailleurs à la recherche de meilleures conditions, expatriés. Que l’on soit basé à Paris, Genève, Bruxelles ou Montréal (ou ailleurs en francophonie), nous avons sûrement tous traité des patients ayant quitté leur pays d’origine pour s’installer dans un autre, au cours de nos pratiques cliniques. Certes, nombreux de ces patients étrangers nous consultent pour des troubles non-corrélés à la migration, mais une connaissance des challenges particuliers auxquels font face ces patients peut nous aider à mieux les soigner, notamment les troubles anxieux et les états dépressifs qui peuvent résulter du contexte de migration. Connaissez-vous les spécificités des problématiques liées à la migration, et particulièrement à l’expatriation ?
Contexte de globalisation
Dans un monde de plus en plus « globalisé », où les flux migratoires deviennent plus courants, une sensibilisation aux problématiques des migrants de la part des psychothérapeutes que nous sommes devient essentielle. Selon une étude publiée par l’Organisation Internationale pour la Migration en 2020, environ 3,6% de la population mondiale, soit 281 millions de personnes, résideraient en dehors du pays dans lequel ils sont nés. Dans cette population migrante nous retrouvons aussi bien des réfugiés politiques, des migrants cherchant de meilleures conditions économiques, ainsi que les « expatriés » à proprement parler. Ceux-ci représenteraient environ 0.9% de la population mondiale.
Qu’est-ce qu’un « expatrié » ?
Ce qui caractérise l’expatrié, et le différencie des autres catégories de migrants (réfugiés, migrants travailleurs), est le choix de son émigration : le choix de partir, et souvent aussi, le choix de la destination. A une époque, le terme d’expatrié se référait plutôt à un salarié d’une entreprise internationale s’installant dans un pays étranger pour poursuivre une mission circonscrite dans le temps au sein de l’entreprise (le/la conjoint(e) et les enfants du salarié y sont compris dans cette définition). Cependant, aujourd’hui, il existe de nombreux autres cas de figure d’expatriation : étudiants, nomades digitaux, des retraités cherchant des climats plus cléments (par exemple des Nordiques partant vivre dans des pays méditerranéens, ou les « snowbirds » quittant le Canada pour la Floride ou le Mexique), des personnes passionnées de certaines cultures et langues (assez courant en France, en Italie et en Espagne), ainsi que des personnes déménageant pour poursuivre une relation amoureuse ou
même pour échapper à leur famille ou à des relations toxiques ! En plus du choix exercé dans l’expatriation, on y retrouve souvent un désir d’épanouissement professionnel ou personnel, l’exploration de nouvelles cultures et la curiosité comme moteurs dans ce changement de cadre de vie.
Le cycle d’adaptation des expatriés
Au cours de l’aventure de l’expatriation, l’expatrié passe par diverses phases de défis, de découvertes et par une large gamme d’émotions dans son processus d’adaptation à une nouvelle culture dans un pays étranger. Dans le monde du management et du coaching d’entreprise, où les problématiques liées à l’expatriation ont été répertoriées pour favoriser l’intégration des salariés expatriés, ainsi que celle de leurs conjoints et enfants, dans un objectif de productivité, il est communément admis qu’il y a cinq phases dans le processus d’adaptation de l’expatrié : la Préparation, la Lune de Miel, le Choc Culturel, l’Adaptation et l’Épanouissement.
Dans la première phase, la Préparation, ayant lieu avant le départ, le futur expatrié se projette dans sa nouvelle vie, tant sur le plan matériel que sur le plan psychologique et social du nouveau monde qui l’attend avec sa langue, ses us et coutumes. L’enthousiasme est au rendez-vous, mais non sans des traces d’anxiété, ce qui est normal pour tout pas vers l’inconnu.
Dans la Lune de Miel, comme on peut s’y attendre par analogie avec le monde des relations, la vie est belle : l’expatrié est ébloui pas ses découvertes, ouvert à l’inconnu, plus apte à sortir de sa zone de confort habituelle et jouit de la nouveauté du cadre. En même temps, des processus d’idéalisation des vertus de la nouvelle culture et de minimisation des différences interculturelles (distorsions cognitives) sont fréquents et peuvent avoir un impact d’autant plus important dans la phase suivante, par contraste. La Lune de miel peut durer entre quelques semaines et quelques mois.
La troisième phase, celle du Choc Culturel proprement dit, (et la plus pertinente pour nous en tant que cliniciens) a été décrite par l’anthropologue canadien K. Oberg (1954). Au cours des mois et des expériences confrontant l’expatrié aux différences interculturelles, aux incompréhensions linguistiques ou dues à l’absence de codes locaux, l’enthousiasme du début s’estompe, laissant la place à la frustration, au rejet de la culture hôte, au sentiment d’impuissance. L’absence de la famille, des amis et de la culture d’origine se fait ressentir, agrémentée par l’absence de réseaux de soutien sur place, menant à l’isolement, à la nostalgie et au « mal du pays ». Lors de cette phase, qui peut durer plusieurs mois, la TCC peut avoir un impact crucial pour aider le patient expatrié venant nous consulter à naviguer au mieux son désarroi en travaillant ses pensées et croyances dysfonctionnelles spécifiques à sa situation et en proposant un travail d’activation comportementale pour favoriser la création de liens dans la communauté, et ainsi l’accompagner au mieux vers la quatrième phase, l’Adaptation.
Une fois que l’expatrié a commencé à s’accommoder à la nouvelle culture, à mieux comprendre la langue locale, à accepter et à reconnaître les différences interculturelles et à faire sa place dans son nouvel environnement, le processus d’Adaptation est en cours. Après plusieurs années de vie dans le nouveau pays, l’expatrié peut entrer dans la phase d’Epanouissement, dans laquelle règne la bi-culturalité, caractérisée par la navigation entre deux langues, deux cultures et l’appréciation du meilleur des deux mondes, l’ancien et le nouveau. Une nouvelle identité émerge et peut se résumer poétiquement par les paroles d’une célèbre chanson par Facundo Cabral, auteur-compositeur argentin : « Je ne suis pas d’ici, je ne suis pas de là-bas. Je n’ai pas d’âge, ni d’avenir, et être heureux est la couleur de mon identité ».